Un petit tour de magie…

– L’homme a tendance à appeler ‘extraordinaire’ ce qu’il ne comprend pas. Bien des choses qu’il considère comme tel ne le sont pourtant pas plus que les machines qui servent notre intérêt chaque jour […]. Voilà donc qui expliquerait ce que l’on nomme naïvement ‘magie’. Vous savez d’ailleurs que c’est par ce mot que les indiens d’Amérique désignaient les gadgets des colons anglais. C’est le travail du magicien que de cacher l’évidence des choses pour ainsi créer dans l’esprit du spectateur une rupture dans la continuité de la logique, faisant par cette astuce apparaître la magie. Cette dernière n’est autre que le fait de cette rupture, l’absence de justification d’un lien entre une cause et sa conséquence. Bien des objets devenus communs dans notre société comportent cette particularité, seulement nous avons étés éduqués entourés par ces objets et la magie que d’autres civilisations pourraient y découvrir n’est qu’une banalité, toutefois souvent inexplicable, à nos yeux.

– Alors que considérez-vous comme magique ?

– Si l’on ne considère pas le sens religieux de ce concept, alors je vous répondrai : rien. La profonde rationalité du monde dans lequel nous nous entêtons à vivre depuis si longtemps me pousse à croire que tout est explicable, définissable et logique. Nous n’en avons tout simplement pas encore tous les moyens, si tant est que nous puissions hélas les avoir un jour.

– Et l’occultisme ?

– Jusqu’aujourd’hui, je n’y vois qu’un ensemble de superstitions pensées par des peuples aux rituels spirituels et donc purement imaginaires, ou par d’autres qui ont développé une science différente et moins rationnelle que la nôtre. Notre civilisation a elle aussi connu ses ères d’aveugles mystifications, de croyances naïves, le tout pour donner un ordre et une raison à l’existence. Ce sont, la plupart du temps, les dieux à qui l’on a donné ce rôle.

Capture d’écran 2014-09-04 à 00.40.51– J’admets qu’une science peut être différente de la nôtre, mais le terme rationalité ne peut avoir une valeur objective. Ce que vous désignez par ce mot n’est autre qu’une profonde conviction que ce que l’on vous a transmis au sein de notre civilisation est juste, indiscutable et universel. La magie n’existe peut-être pas comme vous l’avez si bien démontré, mais le manque de raison, d’esprit, d’élévation est une maladie qui s’est propagée au-delà de l’individu et qui a touché les masses. Penser ne veut maintenant plus dire ‘nourrir la réflexion, s’élever au-delà de sa propre conscience, de celle de l’humanité, chercher à comprendre ce qui est’ mais est vulgairement devenu ‘avoir quelque chose en tête’. L’humanité d’aujourd’hui a quelque chose en tête… Il fut un temps où elle baignait dans la curiosité, où elle rêvait , quoique timidement, à l’impossible, rêves dans lesquels elle frôlait les astres du bout des doigts, où elle rendait visible l’invisible, où elle découvrait qu’elle n’était rien et qu’elle pouvait être anéantie par moins qu’elle. Puis le rêve devint autre chose. Dès l’instant où – après des années de luttes contre les morales esclavagistes, les oppressions et autres freins, après les grandes guerres, les génies téméraires et autres catalyseurs, – dès l’instant où il devint cet autre, l’humanité cessa d’être ce qu’elle était. Et, poussées par cet élan soporifique que vous nommez rationalité, les générations intellectuelles et courageuses, les esprits futés et visionnaires s’endormirent, laissant place à la désuétude la plus complète et insensée dans laquelle nous sommes désormais plongés.

– Que dites-vous ? La science n’a jamais fait aussi grand pas de toute son existence que ces quelques dernières années ! Que dites-vous de ces Bohr, De Broglie, Schrödinger qui ont contribué à la vision du monde que nous connaissons aujourd’hui ?

– Comme vous venez de le préciser, ce n’est qu’une vision possible du monde qu’ils ont imaginée et fabriquée de toutes pièces. D’aucun ne niera leur talent, pas plus que leurs géniales hypothèses – pardonnez-moi de ne pas employer ici le terme découvertes ; néanmoins, je persiste à croire que les sciences, en particulier la physique que vous citez ici, sont devenues bien plus abstraites que nombreux arts malgré les applications matérielles généreuses que l’on en dégage.

– Et notre civilisation se porte à merveille en dépit de cela, n’est-ce pas ?

– Elle fonctionne, tout au moins. Comme un homme atteint d’un cancer, curable, espérons-le.

– Un cancer, dites-vous ?

– Exactement. L’humanité a franchi un cap important ces derniers siècles, il est vrai. Mais elle s’en est trouvée fière et satisfaite, à son plus grand malheur. Elle ne cesse depuis de se gaver d’inutilités plus grotesques les unes que les autres, engraissant de ce fait l’âme humaine. L’individualisme que tant de penseurs ont si longtemps espéré a été réduit en un tas de petites choses futiles qui, par leur fonctionnement, par leurs attraits addictifs, par leur simplification générale – et donc par la perte progressive – des valeurs qu’elles empoisonnent, ont fait de la pensée un ensemble de contraintes ne laissant plus sa place à l’intellect […].

ob_5abb2562a84b489a5fd428ba148a0beb_img-1056– Mais j’imagine que vous parlez de choses qui font désormais parti de notre culture. Ce sont des acquis que l’on ne nous interdit pas d’utiliser, pour notre propre plaisir.

– C’est bien là le problème. L’intégration de ces biens, plus ou moins serviables selon le cas, a fait que notre société les a adoptés comme base d’une nouvelle culture pour les générations naissantes. Et par voie de conséquence, on aura bientôt définitivement rejeté la vraie notion de pensée […]. Dites-moi, selon vous, qu’est-ce qui caractérise le travail du musicien, du peintre, ou de l’écrivain ?

– Et bien… Je dirais la patience, l’apprentissage des techniques.

– Ce n’est qu’une infime partie de son travail, j’en ai peur. Nombreux sont ceux qui maitrisent les techniques même les plus complexes. En revanche, rares sont les créateurs de mondes, les innovateurs, les précurseurs. Une oeuvre ne peut être reconnue comme telle que lorsqu’elle témoigne, non seulement de la volonté d’atteindre, ou plutôt d’approcher la beauté, mais surtout d’une réflexion sur ce qui fabrique l’histoire et les mentalités, les sciences et les symétries, les morales et les politiques, les religions et les guerres… Voilà qui regroupe les affres de l’humanité si l’on y ajoute la sensibilité.

[…]

– Pardonnez-moi d’interrompre aussi brutalement cette conversation, mais il faut absolument que je sache si l’un d’entre vous aurait un quelconque lien avec un certain Monsieur Shelvebury.

Tous les regards faisaient signe de négation à l’exception de celui de Philip.

– Si l’on en croit les on-dits à son sujet, répondit-il, c’est un homme seul et mystérieux. Il vivrait isolé et ne fréquenterait aucun lieu ni personne. Certains vont jusqu’à prétendre, après l’avoir aperçu, affirment-ils, non loin de sa demeure, qu’il n’a pas de visage.

– Ah ! Grotesque fable que voilà, lança Henry sans hésiter. Eh bien, dites-nous très cher, qu’est-ce qui vous amène à introduire ce personnage loufoque ?

– Oh… J’avais juste entendu quelques rumeurs aussi sottes.

– Vous aviez pourtant l’air bien plus solennel au premier abord, insista Henry.

– C’est que l’on a rarement l’occasion de côtoyer un monstre ailleurs que dans un livre, n’est-ce pas ? conclut Philip en plongeant curieusement son regard dans le mien.