Les personnages : Philip de Troy

Au milieu du mois d’avril, Mme Warton, comme à son habitude, avait décidé un beau matin de devenir, ou plutôt de redevenir, sujet de convoitise puisque, selon elle, la vision du reflet de sa vie dans les yeux de ses courtisans, épris d’amour, de passion ou d’autres sentiments plus mystérieux et éphémères les uns que les autres, valaient bien mieux que la vie elle-même. C’est pourquoi elle réunit trois jours plus tard quelques uns de ses compagnons qu’elle soupçonnait les plus aptes à cet exercice, au milieu de personnages qu’elle trouvait simplement amusants et qui cacheraient aisément et à leur insu, du moins croyait-elle, cette mascarade narcissique. Il s’agissait là bien entendu d’Edouard et de moi-même. Quant à ses élus, ils n’étaient autres que Mr de Troy, Mr Basten, et Mme Lowhead. Bien sûr, ils avaient été soigneusement étudiés et choisis pour répondre aux attentes de Silvia, chacun ayant un rôle propre, créant ainsi toute une pièce grotesque et prévisible.

Philip de Troy, figure humble et modeste, était connu pour être l’unique propriétaire d’un monde d’ambiguïté : écrivain pourtant peu réputé, la parfaite maîtrise du mot l’avait finalement poussé à nourrir chacune de ses conversations d’incompréhension. Le jargon quotidien devenu bien différent de celui de l’auteur qui pèse les multiples insinuations et sous-entendus même d’une simple lettre, de sa position, de son impact sur la phrase, il s’était enfermé à plus grande échelle dans ce qu’il prétendait n’être qu’un excès commun d’anxiété, ou de paranoïa, et affirmait qu’un médecin « ne ferait qu’y donner un grand et effrayant nom qui sert trop souvent d’excuse aux faibles« . Je n’ai jamais su s’il connaissait son état et se servait de ces paroles pour le cacher des gens trop curieux ou s’il était totalement aliéné. Il était, dans tous les cas, un homme assez distant, assez réservé, assez réfléchi pour que le mystère reste mystère auprès de ceux qui n’auront qu’entendu cette légende comme de ceux qui auront déjà essayé de creuser de toute leur bonne volonté.

Les sept années qui nous avaient alors relativement rapproché étaient loin d’être suffisantes pour que je puisse ne serait-ce que pencher en faveur d’un avis ou d’un autre. Je ne connaissais de lui que son apparence et peu sont ceux qui pouvaient prétendre en savoir autant. Je me rappelle du jour où j’eus droit à la plus grande découverte à ce sujet : le jour où Philip m’offrit quelques pages de brouillons de certaines de ses nouvelles. Elles avaient été pour moi une curiosité, comme une passerelle qui liait l’homme à son intimité qu’il m’était désormais possible de visiter. Au premier abord illisible, sa technique d’écriture relevait pourtant de la plus grande ingéniosité, tant par son adresse que par son organisation. Les ratures, les ratures de ratures, et les innombrables ajouts, tous témoins de nombreuses lectures et réflexions sur le moindre détail, se répétaient de manière identique, ce qui montrait, après longue observation, à quel point la structure même de cette organisation, maîtrisée à la perfection, était complexe. On pouvait dès lors, dans l’hypothèse où la main reflèterait la nature d’une personne, comprendre que Philip de Troy était un homme d’une rare inaccessibilité.

photo(1)

3 réflexions sur “Les personnages : Philip de Troy

  1. La Routine d'un Marvin

Laisser un commentaire