« L’homme-dé » ou la colocation cérébrale

1218405_6_9612_couverture-de-l-homme-de-de-luke-rhinehartQue vous ayez suivi en cours ou non, bouquiné sur le sujet ou non, vous avez forcément entendu parler de certaines théories de Freud ou de Jung, à commencer par cette histoire de « moi », de « sur-moi » et de « ça ». La barrière entre le conscient et l’inconscient, le refoulement, tout ça… J’en vois déjà bailler comme d’autres à l’époque, du fond de la classe. Pour résumer, ces théories ont orienté la psychologie moderne à figer l’homme comme un, seul et unique, divisant ce dont il a conscience et ce qu’il ignore du méchanisme qui forge son être à chaque instant. Mais ça, c’était sans compter sur les folies datales de Luke Rhinehart, aussi connu sous le nom de l’homme-dé.

Comme pour Freud, les théories avancées par cette homme ne sont pas que les siennes et ont évolué au sein d’un corps psychologue de haut rang. Si l’on retient son nom aujourd’hui, ce n’est pas seulement parce qu’il avait des idées géniales, mais surtout parce qu’il était au bon endroit au bon moment, et parce qu’il a su s’y faire remarquer, portant ainsi l’étendard construit par ces prédécesseurs. Mais ce fameux homme-dé a tout de même franchi une sacrée frontière que personne n’avait même encore envisagé…

2topiqueEtre psychologue, psychanalyste, ou même psychiatre, n’est pas chose aisée. Creuser dans la tête des gens de manière plus ou moins littérale, décortiquer le cerveau humain et ses rouages, c’est à la fois en apprendre trop et trop peu sur ce que l’on est. Luke, lui, a voulu pousser ses théories plus loin en les soumettant à sa propre personne. Comment ? A l’aide de simples dés, d’où son surnom. Ennuyé par sa vie banale et rangée, Luke est devenu l’homme-dé en une pulsion. Dès lors, il s’est mis à les laisser dicter sa conduite au fil des jours, les lançant après avoir énoncé une possibilité par face. Il s’est alors mis à être un homme différent parfois pour un jour, parfois pour une semaine ou plusieurs, parfois pour une année entière, et d’autres fois toutes les dix minutes, ceci affectant bien évidemment ses rapports sociaux de toutes sortes. Entre autres, les dés l’ont poussé à aider non moins de trente-cinq de ses patients à s’évader de leur hôpital psychiatrique ; à jouer six rôles différents allant du muet crétin au pervers en passant par Jésus lors d’une importante réunion ; à tromper sa femme avec celle de son collègue le plus proche avant de quitter sa famille sur un coup de tête. Et vous ne le croirez peut-être pas, mais il aura, malgré ces actions incensées et un tas d’autres bien plus insolites, réussi sans grand effort à faire basculer son entourage, avant nombre d’inconnus, dans la dé-vie. Par exemple, après que les dés lui eurent ordonné un soir de violer sa maitresse, cette dernière accepta sous la contrainte de ses propres dés, dés qui avaient aussi dit à son mari présent dans l’appartement d’accepter. Et la chose se fit sans souci.

Quel rapport avec ses théories et celles de la psychologie freudienne me demanderez-vous ? C’est l’écart gigantesque entre les sujets qu’elles défendent. Alors que la psychologie moderne décrit l’homme comme une unité absolue et indivisible dirigée par le « moi », Rhinehart le dessine lui comme un être multiple et changeant. Il n’y a pas selon lui un « moi », mais plusieurs. Il y a par exemple le « moi » que vous présentez la plupart du temps à votre entourage, et celui qui vous est étranger, qui vous fait prendre des décisions que vous ne comprenez pas. Il y a le « moi » qui travaille avec plaisir et celui qui voudrait cracher sur le système tout entier. Le « moi » qui aime son partenaire, et celui qui voudrait en aimer tant d’autres. Ce que l’homme-dé s’évertue à expérimenter sur sa propre personne, c’est l’abandon du « moi » primaire, celui qui fait de nous des gens banals, bornés, soumis, conventionnels, prévisibles et hermétiques. Ce qu’il lui reproche ? C’est de brider les autres « moi », de les empêcher de s’exprimer, restreignant ainsi la capacité d’une personne à être et à créer. Pour le citer :

L’homme doit arriver à se sentir à l’aise en évoluant d’un rôle à un autre, d’un ensemble de valeurs à un autre, d’une vie à une autre. L’homme doit se libérer des barrières, des modèles et des cohérences, de façon à devenir libre de penser, de sentir et de créer des choses neuves.

b_9725_2_liberte_autonomie_et_demarche_spirituelleBref, « L’homme-dé », l’auto-biographie de Luke Rhinehart (de son vrai nom George Cockcroft), n’est pas à prendre à la légère. Certains thèmes sensibles y sont abordés sans gant et peuvent remuer pas mal d’idées pré-conçues. Que la trame soit entièrement vraie ou non n’a que peu d’importance, même s’il vaut mieux que de nombreux faits relatés ne le soient pas. L’intérêt est dans le fond de pensée véhiculé par le livre. Dans la remise en question de la structure de la psyché que ce dernier apporte. Il n’est certainement pas le seul à aller dans ce sens, ou dans un autre tout aussi différent, mais celui-ci vaut particulièrement la peine d’être étudié, au risque de se perdre dans les dés…

Une réflexion sur “« L’homme-dé » ou la colocation cérébrale

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