Dans ma rue

En allant à la boulangerie, d’abord je me presse. Je croise les habituels squatteurs au coin de la rue qui aujourd’hui insultent un homme complètement saoul au milieu de la route. Je passe commande et reviens sur mes pas.
– Sale bâtard ! Nique ta mère ! T’es le descendant du prophète ? Bah moi j’vais te descendre !
L’homme ivre est descendu un peu plus bas rue de Lannoy. Quand vingt mètres nous séparent, c’est plus facile de l’ouvrir. Il va et vient, fait mine de provoquer mais recule en même temps. Il doit en avoir marre. Pas de ce quartier, mais de son état, de sa vie.
– Sale chien !
Deux jeunes se sont mis à sa poursuite, au pas, les mains dans les poches. Un autre ricane plus loin. Eux aussi ils en ont marre, mais ils préfèrent casser autre chose que leur propre corps. J’ai ralenti l’allure. J’observe un spectacle banal mais toujours sur la brêche. J’arrive au coin de la rue et tourne à droite rue Decrème. Il ne se passera sûrement rien de toute façon…

Après quelques pas, je me rend compte que cette scène ne m’a pas inquiété, ni même excité. Je suis ici chez moi. A cet instant, j’ai senti l’odeur d’une viande en train de cuire et j’ai vu sur le trottoir des os pas complètement rongés. La pollution ambiante accentuant le tout, j’ai eu un haut-le-coeur. C’est presque au même endroit qu’un jeune pissait hier. J’ai l’habitude de dire qu’ils vivent dans leur merde, mais en réalité, on y vit tous. Et pas que dans leur merde à eux.

getimageJe vois notre monde dans ma rue. Et je ne peux que blâmer ses institutions. Il est arrivé quelque chose de grave il y a peu que je n’ai pas encore écrit et que j’ai longuement hésité à partager. J’ai invité une amie à manger, on ne s’était pas vu depuis peut-être trois ans. Elle m’a appelé une première fois pour me dire qu’elle serait en l’avance, une seconde fois parce qu’elle était suivie. Une voiture avait commencé par lui barrer la route au croisement et, après une échappée et quelques crissements de pneus, S. s’était vu pointer un pistolet sur le front. En courant dans sa direction, je lui avais indiqué le chemin vers le commissariat à deux rues d’ici. Elle l’avait facilement remarqué grâce à deux cars de CRS au milieu desquels elle s’était garée. Ses agresseurs venaient de faire demi-tour en trombe, et ce n’était pas le travail des CRS de les suivre.

Je vous laisse imaginer l’état de S. quand j’arrivai. Un policier tenta de receuillir un maximum d’informations et déclara vite que l’on ne pourrait faire qu’une main courante. Je demandai alors si l’on pouvait se faire escorter chez elle (elle roulait dans une voiture facile à repérer). Arrivés là-bas et le temps qu’elle se gare, j’expliquai la situation aux policiers en précisant qu’il y avait bien eu pistolet.
– Ah mais, qu’est-ce que vous voulez ? Une jolie demoiselle comme elle dans ce quartier…
Comme si c’était légitime. De nouveau, je demandai à ce que l’on soit raccompagnés.
– Vous rigolez ? On n’est pas taxi monsieur !
– Alors on rentre à pieds au risque de se faire menacer une nouvelle fois ?
S. venait de réapparaitre. Les yeux des porteurs d’uniforme s’adoucirent.
– Allez, montez, mais on pourrait avoir des problèmes. On n’a pas le droit de faire ça.
On venait de nous dire qu’un policier n’avait pas le droit de protéger ses citoyens.

barbradyLe retour se faisait à un rythme de croisière quand on demanda à S. de raconter ce qu’il s’était passé. Au simple son du mot « pistolet » (qui avait pourtant déjà été prononcé et écrit), les policiers se transformèrent. Gyrophare et torses bombés, le compteur afficha soudainement 90km/h en ville et les cris d’hommes en rut fusèrent.
– Mais c’est un truc de fou ! s’exclama le premier.
– Et vous dites que vous avez fait une main courante ? feint de s’inquiéter le deuxième.
– Mais c’est un truc de fou !
On klaxonna et insulta gratuitement quelques conducteurs jusqu’au commissariat, parce que les policiers voulaient maintenant nous garder et nous interroger. S. ayant déjà dit tout ce qu’elle savait, je râlai et insistai pour être raccompagner chez moi.
– Je suis vraiment désolé, s’excusa S., gênée.
– Pourquoi tu t’excuserais ? Ils savent bien que tu ne peux rien dire de plus et que tu n’as pas envie de rester ici. Ils pouvaient les suivre tout à l’heure et là ils continuent à passer le temps et à faire les beaux.
– On fait notre travail monsieur, alors maintenant vous vous taisez.

Après quelques échanges secs, ils acceptèrent finalement de nous ramener. Alors que tout le monde était trop occupé pour tenter de suivre la voiture en premier lieu, voilà que ces messieurs s’arrêtèrent en route pour provoquer les jeunes de ma rue.
– Qu’est-ce qu’elle veut la racaille là ? Un problème ? Pourquoi tu m’regardes comme ça ?
J’ai mis ma capuche. Je n’ai pas de problème ici et je n’en veux pas. Surtout que je me sens plus à l’aise dans ma rue qu’à côté de ces hommes en bleu, c’est dire. Ca, ces policiers s’en fichent. Il ne savent pas intervenir mais ils savent faire semblant d’être des durs. En arrivant chez moi, S. me lança :
– C’est quand même dingue, tu viens m’aider et on dirait que les policiers t’ont agressé.

Comme dit plus haut, je vois le monde dans ma rue. Désignez des hommes au hasard, donnez-leur du pouvoir et ils façonneront la planète de leurs propres mains. Si Roubaix est ce qu’elle est, à l’image de notre peuple entier, c’est parce qu’ils l’ont voulu et le veulent encore. Roubaix n’est pas aussi sombre qu’on le dit, c’est le reste de notre société qui l’est.

Une réflexion sur “Dans ma rue

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