Trois – Chapitre 8 (1)

Depuis mon réveil, quelque chose avait changé. La surcharge d’adrénaline qui m’avait empêché de dormir la veille s’était adoucie. A la place était apparue comme une souplesse d’esprit nourrie d’un monde où la distance entre deux émotions même opposées étaient invisibles. Les folies mathématiques ne m’avaient d’ailleurs jamais parues aussi claires que ce matin-là et l’infini n’avait désormais plus de secret pour moi. Je crois bien que c’est précisément à partir de ce jour que mon esprit ne me joua plus de tour. J’avais les yeux ouverts, l’esprit affûté et par-dessus tout, l’expérience.

Au grand dam de Henry, Silvia m’avait invité à l’accompagner à une exposition principalement moderne lors de notre dernier repas. Je ne m’y connaissais pourtant pas plus que lui mais l’idée de voir des belles choses au côté d’une belle femme ne me laissait guère indifférent. Au fond, j’ai toujours trouvé beau ce que je ne comprends pas, et Hogarth n’y est certainement pas pour rien. Je me préparais donc à goûter mes contemporains, et j’en étais ravi : une oeuvre moderne laisse plus de place à l’intellect puisque personne n’a encore eu le temps de la cataloguer dans un arbre réducteur. Et puis Silvia allait sûrement être en mesure de m’éclairer sur le sujet.

Je la rejoignai directement devant la salle où avait lieu l’évènement, un de ces endroits mondains et populaires, en tout cas à l’échelle locale, où l’on disait souvent du mauvais goût qu’il était l’excellence. La rue était bondée de véhicules et l’odeur environnante introduisait avec brio la masse corporelle qui gigotait à l’entrée du batiment. Du haut de ses talons et enroulée dans une longue robe pourpre, l’aura de Silvia rayonnait de douceur et de confiance au milieu du bazarre. Elle en rendait presque plus beaux les yeux perdus sur sa silhouette, changeant les visages de ceux qui les portaient au gré de leur amour pour cette dernière.
– Bonjour cher ami ! me lança-t-elle de loin. Son sourire invitait le mien.
– Bonjour, chère Madame, répondis-je grotesquement.
– Mademoiselle, je vous prie.
Nous rîmes comme deux adolescents puis elle passa son bras sous le mien avant de m’emmener dans le musée. Un bassin traversait la pièce principale dans toute sa longueur, reflétant l’ocre des vitraux surplombant chacun de ses côtés. Il y avait tout autour nombre de sculptures, de peintures, d’objets en tous genres appartenant à tous les âges. Une femme pleurait son marbre devant un regard dur d’homme en huile pendant que des loups se mordaient le bronze sous des cris d’enfants qui n’en étaient plus. De toute part, les travaux étaient plus vivants que les gens qui nous entouraient. Seules quelques petites imperfections notamment dues au mélange brut des styles me rappelaient à l’occasion la présence des badauds.

– Eh bien ! Vous vous doutez bien que je vous ai convié ici pour être autre chose que muet.
– Pardonnez-moi Silvia. C’est que mon esprit met de plus en plus de temps à s’accorder à une pièce, surtout lorsqu’elle est aussi chargée que celle-ci.
– Vous vieillissez mon cher !
Elle ne savait rien de mes récentes aventures et ne pouvait pas prendre la mesure entière de mes mots mais je m’y risquai :
– Au contraire, figurez-vous que je trouve mon esprit plus jeune avec l’âge. Mon corps, certes, traine, mais ce que j’appelle ma sphère émotionnelle est à l’inverse exponentiellement vive. Elle fonctionne comme un entonnoir inversé qui peut engrangé chaque jour deux fois plus de matière que la veille.
– Votre sphère émotionnelle, dites-vous ?
– Tout à fait. Certains appellent ça l’aura, d’autres l’esprit, d’autres encore l’instinct.
– Je ne vois aucun lien entre ces choses, réagit Silvia.
– Vous m’en voyez ravi ! Seuls les ignares les confondent. Ce que je veux dire, c’est qu’il existe autre chose au-delà du corps, quelque chose que nous sentons sans le voir, que nous savons sans jamais le citer. Il faut dire que l’on nous a appris à nous taire, les preuves matérielles étant aujourd’hui les seules valables.
– Puis-je oser définir cette chose dont vous parlez ?
– Avec joie !
Une joie partagée : je savais que si Silvia faisait fausse route, l’Evidence transformerait immédiatement sous mes yeux niais sa belle robe en une fleur fânée.

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