Pour accompagner mon humeur maussade de piéton nouveau, je pars avec les blessures de Ferré dans les oreilles et la nausée de Sartre sous les yeux. Heureusement que le soleil s’est trompé de saison et qu’il brille comme en mai. Il irradie la motivation des collègues alors qu’il fatigue les stagiaires. En musique, c’est quitte ou double. Ou l’on parvient à atteindre ce moment de grâce qui décomplexe les gens les moins ouverts et qui fait se lever les têtes, ou bien rien ne s’emboite et les individualités continuent à se creuser derrière le fatras des sons. Il existe peu de choses qui rassemblent et transcendent aussi facilement que la musique. Les débutants ne le savent pas, souvent les habitués non plus, mais ils synchronisent leur âme avec celle de leurs voisins. C’est ce qui fait qu’on s’approche sans se connaitre, sans même s’être jamais adressé la parole. Et nul besoin de parler avec sa langue quand on échange avec son esprit. Le corps devient pour l’occasion l’esclave et la musique aura remis de l’ordre dans l’Homme : l’esprit compte plus que le corps. C’est lui qui dessine sa forme constamment.
Aujourd’hui, ça a été quitte. Ou alors, double raté. Tout le monde est resté seul, à commencer par la musique. Je suis sorti du travail à 20h31 pour rater le bus de 20h39. Trois jeunes gens attendaient là, sous l’abris-bus, l’un hurlant les textes d’un mauvais rapeur, l’autre secouant le dernier pour tenter de le sortir de son état comateux.
– Eh, t’as pas l’heure s’te plait ?
– Regarde, 20h43, c’est écrit juste au-dessus de ta tête.
Ne pas montrer son téléphone dans ces cas-là, et rester un homme. Ici, trembler ou répondre d’une voix fluette est signe de soumission. Je me demande si Van Der Meersch a aimé Roubaix, ou même Wasquehal. Comme lui, je suis né dans la première, j’ai grandi dans la deuxième ; et je suis revenu en plein coeur de celle qui m’a vu apparaitre. J’ai toujours juré que je n’habiterais jamais ici. Et alors ? La vie…
J’ai presque marché une heure pour rentrer. Une heure à travers ces rues, c’est sûrement une heure de perdue. Même deux : une pendant que l’on marche, et une qui est retirée de notre compteur vital tant l’air est sale. Les trottoirs sont sales, les maisons sont sales, les gens sont sales. Même le cancer fuit notre béton tant il a peur de ce qu’il y voit roder. Van Der Meersch a certainement eu bien plus de raisons que moi d’aimer ces quartiers. Roubaix était une grande ville à l’époque, pas celle des extrèmes comme aujourd’hui. Pas celle du dégueulasse ambiant, de l’aculture, de la fausse luxure et du trop-plein. Trop-plein de ondits, de non-dits, de défis, de gratuités et de lâchetés.
En passant devant le commissariat, j’ai craché par terre. Comme ces esclaves de la rue qui veulent montrer qu’ils sont prêts à la confrontation. Roubaix me mange, me digère et m’expulse modelé à sa façon. Je suis né à Roubaix, j’y vis, mais je ne veux surtout pas y mourir.