Il n’y a plus rien. Depuis que l’Ordre a délaissé son statut de parti pour devenir ce qu’il est aujourd’hui, il ne reste guère plus que des boîtes auxquelles sont collées des étiquettes codées. Dans ces boîtes grouillent des gens, peut-être vous, affairés à organiser des boîtes plus petites encore, codées elles aussi. Ce qu’il y a d’étrange dans ces boîtes, c’est que l’on y range en tout et pour tout que des chiffres. Quelques lettres pour consigne, certes, mais surtout des chiffres. Pour l’Ordre, vous êtes peut-être 4778347609, de dominante EGO3, classe P, auquel cas vous êtes un homme de seconde génération, c’est-à-dire un père, vous avez tendance à vivre isolé pour mieux créer, et enfin, vous faites parti de la classe des pragmates, autrement dit, de ce groupe de personnes qui pensent que l’intelligence se traduit par l’action et non par la connaissance.
La première chose que l’Ordre a entreprise en arrivant au pouvoir a été le recencement intégral de la population mondiale. Quand il n’était encore qu’à ses balbutiements, le Parti Réel, ou PR, comme on l’appelait à l’époque, s’était fait remarquer par ses incessants envois de courriers et de mails à destination des « citoyens du monde » (c’est avec ces mots qu’ils s’adressent encore à nous aujourd’hui) au sujet d’enquêtes jugées souvent intrusives et parfois même immorales. Votre âge, votre travail, vos consommations quotidiennes légales ou illégales, le nombre de partenaires rencontrés, fécondés, vos opinions religieuses, politiques ; autant d’éléments relevés souvent d’une manière détournée pour mieux cerner les masses. Les membres du parti s’affichaient comme des modèles politiques honnêtes, s’il en fut, et assuraient l’entier anonymat de chaque individu. Le but de cet impensable chantier ? Mieux comprendre l’homme dans son environnement. Ce qui allait bientôt devenir l’Ordre avait certainement déjà écrit la suite de son histoire : le Parti Réel était sur le point de poser les bases de la première encyclopédie moderne et de révolutionner le mode de vie humain.
Victoire était assis devant des piles de bacs blancs remplis de feuilles blanches mouchetées de chiffres noirs et d’autres chiffres noirs, encore et encore. A chaque feuille, un être. 6382826516, EGO3, classe P. 2007359128, FAM1, classe U. Il prit cette fiche et la posa sur le dos en dehors du bac. 6382826516, FAM1, classe P. Depuis qu’il avait été diagnostiqué EGO1 de classe U, c’est-à-dire comme individu solitaire et utile, Victoire s’était vu attribuer la vérification de l’organisation des dossiers du Bâtiment Civil. Nommé parmi les plus compétents de sa catégorie, il savait comme ses semblables que l’isolement lié à son travail était préférable pour lui, mais surtout pour l’Ordre. En effet, l’Ordre aime les chiffres mais, malgré les enseignements de l’Ecole Réelle, il déteste les lettres, alors que les invidividus de type EGO adorent jouer avec elles, à commencer par ceux du premier degré comme Victoire.
Contrairement aux types PATO qui ont besoin d’être entourés pour partager des idées, les EGO ne peuvent s’interrompre une seconde de produire une pensée. Victoire se rappelait ses arrière-grands-parents. Ils avaient tous vécu plus de cent ans, à l’exception du père de sa grand-mère maternelle, mort obscurément à l’époque de la transition vers la Nouvelle Ere. 2007359127, EGO1, classe U. Il sortit la feuille et la déposa sous celle sortie précédemment. Il faut dire que la médecine avait fait un pas de géant après l’abolition de plus de neuf médicaments sur dix sous l’influence de l’UHN (l’Union pour l’Humain Naturel), groupe qui allait plus tard fusionner avec le PR pour former l’Ordre. Ses aïeux portaient encore des vrais prénoms. Depuis que les cartes d’identité, passeports, permis de conduire et toute autre paperasserie de la sorte avaient disparu, les générations naissantes en avaient progressivement perdu l’usage, préférant faire référence à un thème lié à la famille. Victoire s’appelait ainsi parce que ses parents, tous les deux pragmates, pensaient qu’un enfant intégrait nécessairement dans son comportement la valeur qu’il portait comme appellation.
‘Victoire…’, pensa-t-il. ‘Quelle victoire que de survivre d’encre noire et de chiffres’. Le pessimisme était l’un des traits inhérents à tous les types EGO. Il le savait mais cela ne rendait pas la chose plus supportable. ‘6382826519, PATO3, classe A’, dit-il d’un ton monocorde. Les EGO de premier degré sont dotés d’un pouvoir à double tranchant : en plus de la pensée commune liée au présent, en plus de la sous-pensée qui est celle de l’organisation, les individus tels que Victoire pratiquent en même temps la sur-pensée, état méditatif intense presque impossible à atteindre pour les autres types. C’est précisément cette partie de son état de conscience qui l’alarma avant même de vérifier la feuille suivante.
0000000000, NET0, Classe 0.
Des erreurs, il y en avait par dizaines, par centaines même dans chaque pile, mais elles étaient volontaires : de simples soucis de classement justifiant la création de nouveaux postes. Des dossiers mélangés par des accidents de transporteurs, des bacs entiers égarés, réimprimés puis retrouvés et qu’il fallait retrier, un système administratif finalement peu soucieux, mais jamais, jamais depuis que le système ANONUM était en place, jamais on n’avait entendu parler d’une anomalie. Victoire tenait entre les doigts ou bien la première preuve d’une incohérence jamais révélée, ou bien l’identité d’un tout nouveau type d’individu.
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