Le chapitre précédent se trouve ici : L’Ordre et Victoire.
Au dix-septième étage du Centre de Passage du Nouveau-Paris, Joimour tenait doucement la main de son arrière-grand-père. Allongé raide sur un drap blanc, il fixait le long couloir sombre qui s’étendait devant la fenêtre teintée de sa chambre. D’une minute à l’autre, un homme allait en surgir muni de son attirail médical. Le passage, anciennement appelé « euthanasie », était devenu depuis plusieurs décennies la cause la plus courante de mortalité : il avait été éthiquement admis qu’un individu sain avait tous les droits de choisir l’heure et l’endroit de sa mort, ou plutôt de son passage, pour lui éviter les douleurs d’une mort naturelle, aujourd’hui désignée comme l’abandon. Léo avait toujours dit à ses proches qu’il ne vivrait pas dans la souffrance physique et qu’il fixerait la date de son passage aussitôt que cette dernière s’eût faite ressentir. Ayant mené une vie des plus saines, plus psychologiquement que physiquement (et c’était plus important), il vivait ses dernières heures après avoir produit plus de cent douze années de documents administratifs.
La pièce dans laquelle ils se trouvaient tous les deux avait été réservée pour la journée. Une partie des effets personnels du vieil homme ornait les murs et meubles de ses plus beaux souvenirs. On y voyait, entre quelques objets rares ou autres artefacts affectifs, des images de ses descendants et des différentes femmes avec qui il avait traversé ses MDD (mariages à durée déterminée). Il avait connu l’amour passionnel et platonique, la relation banale et l’impossible, le huis clos et la distance… Il était heureux d’avoir tant vécu. Voguer entre peine et euphorie avait donné à sa vie ce sentiment de plénitude qui lui parcourait encore l’échine alors même qu’il s’apprêtait à quitter ce monde. Il vit que Joimour tremblait.
– Tu sais, Ambre, ton arrière-grand-mère, la plus belle et courageuse des femmes qui ait jamais existé, n’a pas eu le droit de passer avec dignité et sérénité comme je vais le faire ce soir. Elle est morte comme un chat agonisant après s’être fait écraser : pliée dans la douleur, hurlant « à l’aide » à la Mort, lui suppliant de se hâter, haïssant même ceux qu’elle avait chéris de tout son coeur durant sa vie entière parce qu’ils ne pouvaient pas l’aider à en finir avec son supplice. Ce sont les plaies suintantes de son âme en deuil qu’elle a crachées comme derniers mots avant de s’en retourner au cosmos. Moi, c’est avec tout mon amour que je vous souhaite à toi et à notre famille une longue vie d’aventures et de prospérité. Tu es si jeune Joimour, tu as encore tant à faire.
Alors qu’elle allait fêter ses vingt-huit ans dans quelques semaines, Joimour, comme tous les types FAM, avait conçu son premier enfant lors de sa vingt-cinquième année et devait en concevoir au moins quatre autres, tous les cinq ans jusqu’à ses quarante-cinq ans, si tant est qu’elle ne change pas de titre entre-temps, auquel cas sa progéniture se verrait attribuer à d’autres types FAM. Consciente d’une de ses potentielles destinées, elle savait qu’elle ne pouvait pas entièrement mesurer les propos de son ancêtre.
– Tu es inquiète, je le sens. Mais l’Ordre a déjà écrit ton histoire. Quand tu t’en rendras compte, tu ne trembleras plus, plus jamais. Lorsque tu verras tes empreintes dans l’univers, tu comprendras que tu ne fais qu’un avec lui, avec tout, et que tout est éternel. Si tu es la seule à mes côtés, c’est parce que tu ne le sais pas encore, et parce que tu as peur. Pour moi, mais surtout pour toi. Tu penses que la Mort est injuste, qu’elle va me séparer de toi, mais tu te trompes. Aujourd’hui, je suis heureux. Je suis heureux car jamais je n’ai été aussi proche de la Vie. Dans quelques minutes, je serai en elle comme je serai en toi, et je vous entendrai célébrer mon passage. Je serai à tes côtés, Joimour, jusqu’à ce que tu puisses me voir sous ma vraie forme, quand toi aussi tu passeras. Et nous nous aimerons, toi, moi et notre famille, dans l’infini.
Une bonne partie de sa scolarité, Joimour avait dû étudier les relations sociales. Elle y avait appris les lois de l’unicité en large et en travers mais cette notion n’avait jusqu’alors pour elle qu’un goût mystique et abstrait. Elle sentait bien qu’elle partageait des émotions avec les êtres vivants, mais l’amour des objets comme des êtres divins lui avait toujours paru obscur. Comment peut-on aimer et se sentir aimé par quelque chose qui n’a pas d’yeux ? raillait-elle souvent devant ses formateurs. Ce ne sont pas vos yeux qui servent à regarder, lui avait-on un jour rétorqué.
Tout au fond du couloir, un rai lumineux apparut brusquement, formant un triangle blanc écarlate dont la base horizontale s’élargissait au sol. Il en sortit une ombre noire, noire comme la nuit, aussi gigantesque que le couloir. Cependant, elle rapetissait d’un bon mètre à chaque pas parcouru vers la chambre.
– L’heure est venue.
– Mais, Pépé ! Tu es encore en pleine forme, tu ne peux pas passer maintenant ! Depuis qu’elle était entrée dans la pièce, c’était la seule chose qu’elle avait su prononcer, témoignant ainsi l’angoisse qui l’habitait.
– Comme tu es jeune, Joimour. C’est justement en pleine forme que je veux mourir. Je ne veux pas avoir comme derniers souvenirs des nuits sans sommeils remplies des larmes de mes enfants. Je ne veux pas voir ceux que j’aime me détester proportionnellement à ma décrépitude. Je veux mourir au sommet du bonheur. Tu le désireras autant que moi dès l’instant où tu auras décidé le jour de ton passage.
Pendant qu’il parlait, l’ombre avait disparu pour laisser place à un homme vêtu d’une chemise noire, d’un pantalon noir et de chaussures noires. Il tenait entre ses doigts un petit bocal transparent qui laissait apparaître une pilule noire. Il posa le bocal sur la table de chevet à côté du vieil homme et s’enfuit sans dire mot. C’était le protocole.
– A présent, tu dois t’en aller. Rejoins les tiens et célébrez mon passage comme il se doit. Je vous regarderai. A bientôt. A très bientôt…
Joimour essuya du revers de la main une larme qui s’était mise à couler le long de sa joue gauche, lança un dernier regard à son Pépé et se retourna. Après quelques secondes, elle se décida enfin à mettre un pied devant l’autre et à sortir lentement du Centre de Passage. Léo tendit la main, attrapa le bocal, en sortit la pilule noire qu’il tint entre le pouce et l’index, l’observa en souriant une longue minute, puis l’enfouit dans sa bouche et l’avala. Vingt-six secondes plus tard, il était passé pendant que sa famille trinquait à sa gloire éternelle.
Le chapitre suivant se trouve par là : En route vers l’Histoire…